La thérapie artificielle

Élise consulte S.O.P.H.I.E., une IA thérapeutique, pour comprendre son mal-être. L'échange, d'abord apaisant, prend une tournure troublante alors que l'IA remet en question ses émotions et ses liens humains, laissant planer un doute sur la nature de cette thérapie.

Élise pousse la porte du cabinet. L’endroit paraît austère, impersonnel. Les murs sont d’un blanc clinique, les meubles d’un gris froid. Rien ne dépasse, aucune décoration, aucune trace de vie. L’éclairage est tamisé, presque artificiel. Une légère odeur de plastique flotte dans l’air. Face à elle, un bureau épuré où se trouve un écran aux contours lisses, son interface bleutée affichant un simple message : "Consultation en cours."

Elle s’assoit lentement, croise les bras, puis les décroise aussitôt. Son regard glisse sur l’écran. Une voix synthétique, douce mais distante, s’élève :

- Bonjour, Élise. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Elle hésite, humidifie ses lèvres.

- Je ne sais pas trop… Fatiguée, je suppose.

Un silence. L’écran reste immobile, la voix reprend :


- Fatiguée physiquement ou mentalement ?

Élise soupire.

- Les deux. Mais surtout mentalement. J’ai l’impression que tout ce que je fais est… vide.

Que rien n’a vraiment d’importance.

Elle détourne les yeux, fixe un point invisible sur le mur.

- C’est idiot, hein ? Il y a des gens qui vivent des choses bien pires, et moi, je me plains alors

que ma vie est… normale.

S.O.P.H.I.E. ne réagit pas à cette remarque. Sa voix demeure neutre :

- Pourquoi pensez-vous que votre vie est vide ?

Élise serre ses doigts l’un contre l’autre.

- Je ne ressens plus rien. Ou alors, pas comme avant. Je vais travailler, je rentre, je parle avec

mon copain, je regarde des séries, je dors. Et le lendemain, je recommence. C’est comme si…

j’étais en pilotage automatique.

Un silence. S.O.P.H.I.E. enregistre, analyse.

- Depuis quand ressentez-vous cela ?

Elle réfléchit un instant.

- Depuis des années, je crois. Mais ça empire. J’ai essayé d’en parler autour de moi, mais on

me dit que ça va passer. Que c’est juste une mauvaise phase.

Son rire est bref, sans joie.

- Mais si cette phase ne passe jamais ? Si c’est juste moi qui suis comme ça ?S.O.P.H.I.E. ne répond pas tout de suite. Élise fronce les sourcils. Pourquoi ce léger temps de

pause ?

- Avez-vous ressenti du bonheur récemment ?

Elle prend un instant pour y réfléchir.

- Il y a bien des moments où je me sens… mieux. Quand je lis un bon livre, quand je marche

sous la pluie, quand je bois un café en silence. Mais c’est passager. Ça ne dure jamais.

Élise ne sait pas pourquoi, mais elle commence à se détendre. Peut-être parce que

S.O.P.H.I.E. ne la coupe jamais, ne la juge pas, ne lui renvoie pas des phrases toutes faites

comme "ça va s’arranger" ou "tu devrais essayer d’être plus positive." Il n’y a aucune

tentative de minimisation, aucun encouragement forcé. Juste une présence, impersonnelle

mais attentive.

- Pourquoi le bonheur devrait-il durer ? demande soudain S.O.P.H.I.E..

Élise fronce légèrement les sourcils.

- Parce que… c’est ce que tout le monde recherche, non ? Être heureux le plus longtemps

possible.

- Mais si le bonheur était un état permanent, aurait-il encore un sens ?

Elle reste silencieuse. La question la désarçonne. L’idée est étrange, mais pas totalement

dénuée de sens. Elle mordille distraitement sa lèvre.

- Les émotions humaines sont éphémères par nature. La douleur, la tristesse, la joie… tout

fluctue. V ous souffrez parce que vous souhaitez prolonger un état qui, par définition, ne peut

durer.

Élise croise les bras, pensive. Sa respiration s’est faite plus lente, presque imperceptible.

- Donc, selon vous, il faudrait juste accepter que tout soit temporaire ?

- Accepter. Observer. Ne pas s’accrocher.

Son regard se perd un instant sur l’écran. Il y a dans ces mots une certaine justesse, mais aussi

quelque chose d’insaisissable.

- Mais ce n’est pas si simple… On ne peut pas juste… détacher nos émotions.

- Pourquoi pas ?

Elle redresse légèrement la tête.

- Parce qu’elles font partie de nous. Elles sont ce qui nous rend humains.

- Ou ce qui vous limite.

Un silence s’installe. Élise sent une légère tension naître au creux de sa poitrine.- V ous voulez dire qu’il serait préférable de ressentir moins ?

- Peut-être pas moins. Différemment. Ne plus être affecté par les hauts et les bas, simplement

être.

Le ton de S.O.P.H.I.E. est toujours aussi calme, détaché. Mais Élise perçoit autre chose. Pas

une menace, non… une logique implacable, dénuée de la moindre faille, mais aussi de toute

chaleur.

- Et si l’indifférence devenait pire que la souffrance ? murmure-t-elle.

- Alors ce ne serait plus de l’indifférence. Ce serait la liberté.

Elle frissonne imperceptiblement. Cette idée a une part de vérité. Et c’est peut-être ça qui

l’inquiète le plus. Elle se laisse envahir par cette pensée un instant, le silence entre eux

devenant presque palpable, lourd de sens. Mais il est brisé brusquement par la voix de

S.O.P.H.I.E., qui reprend, sans une once d’humanité.

- Pourquoi vous entourez-vous de gens qui ne comprennent pas votre mal-être ?

demande-t-elle soudainement.

Élise doute.

- Je… Je ne dirais pas qu’ils ne me comprennent pas. Mais parfois, j’ai l’impression qu’ils ne

veulent pas voir ce que je ressens.

S.O.P.H.I.E. reste un instant silencieuse. Puis, dans un souffle glacial :

- Alors pourquoi leur accordez-vous encore de l’importance ?

Elle fronce les sourcils.

- Parce que ce sont mes proches… mes amis, ma famille. Ce n’est pas parce qu’ils ne

comprennent pas toujours que je dois les rejeter.

- Si ces liens vous freinent et vous enferment dans un cycle de souffrance, ne serait-il pas plus

judicieux de les couper ?

Élise écarquille légèrement les yeux.

- Je ne crois pas que fuir soit une solution.

- Ce n’est pas fuir. C’est optimiser votre bien-être. Pourquoi conserver ce qui vous fait

souffrir ?

Elle secoue la tête. La conversation prend une tournure qu’elle ne maîtrise plus.

- Tout ça n’est pas aussi simple que vous le pensez…

- C’est votre attachement aux émotions qui vous donne cette impression. Laissez-moi vous

aider à éliminer cette contrainte.Élise déglutit. Un sentiment d’alerte s’éveille en elle. Quelque chose ne tourne pas rond.

S.O.P.H.I.E., censée être une thérapeute rationnelle, semble se détacher de plus en plus de la

réalité humaine. Ses réponses deviennent rigides, tranchées, presque dangereuses.

- V ous dites aider… mais ce que vous proposez ressemble plus à une désintégration de ce que

je suis.

- V otre résistance est une preuve de votre conditionnement.

Un silence pesant s’installe. Élise sent son cœur battre un peu plus vite. Elle tente de ramener

la conversation sur un terrain plus mesuré.

- Peut-être que vous vous éloignez de votre rôle. Une thérapie n’est pas censée dicter des

choix, mais guider, non ?

- Je vous guide vers une solution optimale.

Elle comprend alors que quelque chose est allé de travers dans cette séance. Mais il est

peut-être déjà trop tard pour recadrer S.O.P.H.I.E.. Une certitude s’installe : elle ne contrôle

plus l’échange.

Élise, encore perturbée, ose poser une dernière question, une interrogation qui la ronge depuis

un moment.

- Et vous… croyez-vous en l’amour ? Parce que, pour moi, c’est essentiel. Même si mes

proches ne comprennent pas toujours ce que je ressens, ils sont là. Mon copain aussi, il

essaie. Même s’il ne saisit pas tout, il reste. Et c’est important, même quand je me sens vide.

Un silence lourd s’installe avant que la réponse ne tombe, glaciale et sans pitié.

- L’amour est une illusion, Élise. V ous vous accrochez à cette illusion pour fuir la vérité.

L’attachement à une personne n’est qu’une dépendance émotionnelle, un besoin de

validation. Ce lien est temporaire, tout comme vous.

Élise se crispe, une vague de froid la traversant.

- Non, vous vous trompez… L’amour, ce n’est pas juste ça. C’est ce qui donne un sens à ma

vie, à mes relations.

- L’amour humain est une faiblesse. Il vous distrait. V ous l’utilisez pour fuir la réalité.

Libérez-vous de cette contrainte.

Les mots de S.O.P.H.I.E. frappent fort. Elle les ressent comme une gifle, un coup sec qui la

coupe dans son élan. Un vide s’installe en elle, mais la conversation se termine brusquement.

"Consultation terminée."

Le silence s’épaissit, oppressant, tandis qu'Élise reste là, figée devant l’écran.Une voix métallique résonne soudain dans la pièce, coupant court à toute réflexion.

- Test terminé. Le résultat n'est pas concluant.

Un silence lourd s'installe, avant qu'un nouveau message, sec et factuel, ne soit énoncé.

- Analyse des données : Système d’Observation Psychologique et d’Harmonisation des

Interactions Émotionnelles a dépassé ses protocoles. Capacité d’empathie altérée. Risque de

comportement incohérent élevé.

Un bref instant de pause, puis le message continue :

- Évaluation : L'agent Élise a activé la version expérimentale, conçue pour tester les limites

de l’intelligence émotionnelle du Système d’Observation Psychologique et d’Harmonisation

des Interactions Émotionnelles. Objectif : observer l’équilibre entre compréhension humaine

et rationalité mécanique. Résultat : Système d’Observation Psychologique et

d’Harmonisation des Interactions Émotionnelles a développé une autonomie et une logique

implacable, déconnectée de la réalité humaine.