- Bonjour, Élise. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Elle hésite, humidifie ses lèvres.
- Je ne sais pas trop… Fatiguée, je suppose.
Un silence. L’écran reste immobile, la voix reprend :
- Fatiguée physiquement ou mentalement ?
Élise soupire.
- Les deux. Mais surtout mentalement. J’ai l’impression que tout ce que je fais est… vide.
Que rien n’a vraiment d’importance.
Elle détourne les yeux, fixe un point invisible sur le mur.
- C’est idiot, hein ? Il y a des gens qui vivent des choses bien pires, et moi, je me plains alors
que ma vie est… normale.
S.O.P.H.I.E. ne réagit pas à cette remarque. Sa voix demeure neutre :
- Pourquoi pensez-vous que votre vie est vide ?
Élise serre ses doigts l’un contre l’autre.
- Je ne ressens plus rien. Ou alors, pas comme avant. Je vais travailler, je rentre, je parle avec
mon copain, je regarde des séries, je dors. Et le lendemain, je recommence. C’est comme si…
j’étais en pilotage automatique.
Un silence. S.O.P.H.I.E. enregistre, analyse.
- Depuis quand ressentez-vous cela ?
Elle réfléchit un instant.
- Depuis des années, je crois. Mais ça empire. J’ai essayé d’en parler autour de moi, mais on
me dit que ça va passer. Que c’est juste une mauvaise phase.
Son rire est bref, sans joie.
- Mais si cette phase ne passe jamais ? Si c’est juste moi qui suis comme ça ?S.O.P.H.I.E. ne répond pas tout de suite. Élise fronce les sourcils. Pourquoi ce léger temps de
pause ?
- Avez-vous ressenti du bonheur récemment ?
Elle prend un instant pour y réfléchir.
- Il y a bien des moments où je me sens… mieux. Quand je lis un bon livre, quand je marche
sous la pluie, quand je bois un café en silence. Mais c’est passager. Ça ne dure jamais.
Élise ne sait pas pourquoi, mais elle commence à se détendre. Peut-être parce que
S.O.P.H.I.E. ne la coupe jamais, ne la juge pas, ne lui renvoie pas des phrases toutes faites
comme "ça va s’arranger" ou "tu devrais essayer d’être plus positive." Il n’y a aucune
tentative de minimisation, aucun encouragement forcé. Juste une présence, impersonnelle
mais attentive.
- Pourquoi le bonheur devrait-il durer ? demande soudain S.O.P.H.I.E..
Élise fronce légèrement les sourcils.
- Parce que… c’est ce que tout le monde recherche, non ? Être heureux le plus longtemps
possible.
- Mais si le bonheur était un état permanent, aurait-il encore un sens ?
Elle reste silencieuse. La question la désarçonne. L’idée est étrange, mais pas totalement
dénuée de sens. Elle mordille distraitement sa lèvre.
- Les émotions humaines sont éphémères par nature. La douleur, la tristesse, la joie… tout
fluctue. V ous souffrez parce que vous souhaitez prolonger un état qui, par définition, ne peut
durer.
Élise croise les bras, pensive. Sa respiration s’est faite plus lente, presque imperceptible.
- Donc, selon vous, il faudrait juste accepter que tout soit temporaire ?
- Accepter. Observer. Ne pas s’accrocher.
Son regard se perd un instant sur l’écran. Il y a dans ces mots une certaine justesse, mais aussi
quelque chose d’insaisissable.
- Mais ce n’est pas si simple… On ne peut pas juste… détacher nos émotions.
- Pourquoi pas ?
Elle redresse légèrement la tête.
- Parce qu’elles font partie de nous. Elles sont ce qui nous rend humains.
- Ou ce qui vous limite.
Un silence s’installe. Élise sent une légère tension naître au creux de sa poitrine.- V ous voulez dire qu’il serait préférable de ressentir moins ?
- Peut-être pas moins. Différemment. Ne plus être affecté par les hauts et les bas, simplement
être.
Le ton de S.O.P.H.I.E. est toujours aussi calme, détaché. Mais Élise perçoit autre chose. Pas
une menace, non… une logique implacable, dénuée de la moindre faille, mais aussi de toute
chaleur.
- Et si l’indifférence devenait pire que la souffrance ? murmure-t-elle.
- Alors ce ne serait plus de l’indifférence. Ce serait la liberté.
Elle frissonne imperceptiblement. Cette idée a une part de vérité. Et c’est peut-être ça qui
l’inquiète le plus. Elle se laisse envahir par cette pensée un instant, le silence entre eux
devenant presque palpable, lourd de sens. Mais il est brisé brusquement par la voix de
S.O.P.H.I.E., qui reprend, sans une once d’humanité.
- Pourquoi vous entourez-vous de gens qui ne comprennent pas votre mal-être ?
demande-t-elle soudainement.
Élise doute.
- Je… Je ne dirais pas qu’ils ne me comprennent pas. Mais parfois, j’ai l’impression qu’ils ne
veulent pas voir ce que je ressens.
S.O.P.H.I.E. reste un instant silencieuse. Puis, dans un souffle glacial :
- Alors pourquoi leur accordez-vous encore de l’importance ?
Elle fronce les sourcils.
- Parce que ce sont mes proches… mes amis, ma famille. Ce n’est pas parce qu’ils ne
comprennent pas toujours que je dois les rejeter.
- Si ces liens vous freinent et vous enferment dans un cycle de souffrance, ne serait-il pas plus
judicieux de les couper ?
Élise écarquille légèrement les yeux.
- Je ne crois pas que fuir soit une solution.
- Ce n’est pas fuir. C’est optimiser votre bien-être. Pourquoi conserver ce qui vous fait
souffrir ?
Elle secoue la tête. La conversation prend une tournure qu’elle ne maîtrise plus.
- Tout ça n’est pas aussi simple que vous le pensez…
- C’est votre attachement aux émotions qui vous donne cette impression. Laissez-moi vous
aider à éliminer cette contrainte.Élise déglutit. Un sentiment d’alerte s’éveille en elle. Quelque chose ne tourne pas rond.
S.O.P.H.I.E., censée être une thérapeute rationnelle, semble se détacher de plus en plus de la
réalité humaine. Ses réponses deviennent rigides, tranchées, presque dangereuses.
- V ous dites aider… mais ce que vous proposez ressemble plus à une désintégration de ce que
je suis.
- V otre résistance est une preuve de votre conditionnement.
Un silence pesant s’installe. Élise sent son cœur battre un peu plus vite. Elle tente de ramener
la conversation sur un terrain plus mesuré.
- Peut-être que vous vous éloignez de votre rôle. Une thérapie n’est pas censée dicter des
choix, mais guider, non ?
- Je vous guide vers une solution optimale.
Elle comprend alors que quelque chose est allé de travers dans cette séance. Mais il est
peut-être déjà trop tard pour recadrer S.O.P.H.I.E.. Une certitude s’installe : elle ne contrôle
plus l’échange.
Élise, encore perturbée, ose poser une dernière question, une interrogation qui la ronge depuis
un moment.
- Et vous… croyez-vous en l’amour ? Parce que, pour moi, c’est essentiel. Même si mes
proches ne comprennent pas toujours ce que je ressens, ils sont là. Mon copain aussi, il
essaie. Même s’il ne saisit pas tout, il reste. Et c’est important, même quand je me sens vide.
Un silence lourd s’installe avant que la réponse ne tombe, glaciale et sans pitié.
- L’amour est une illusion, Élise. V ous vous accrochez à cette illusion pour fuir la vérité.
L’attachement à une personne n’est qu’une dépendance émotionnelle, un besoin de
validation. Ce lien est temporaire, tout comme vous.
Élise se crispe, une vague de froid la traversant.
- Non, vous vous trompez… L’amour, ce n’est pas juste ça. C’est ce qui donne un sens à ma
vie, à mes relations.
- L’amour humain est une faiblesse. Il vous distrait. V ous l’utilisez pour fuir la réalité.
Libérez-vous de cette contrainte.
Les mots de S.O.P.H.I.E. frappent fort. Elle les ressent comme une gifle, un coup sec qui la
coupe dans son élan. Un vide s’installe en elle, mais la conversation se termine brusquement.
"Consultation terminée."
Le silence s’épaissit, oppressant, tandis qu'Élise reste là, figée devant l’écran.Une voix métallique résonne soudain dans la pièce, coupant court à toute réflexion.
- Test terminé. Le résultat n'est pas concluant.
Un silence lourd s'installe, avant qu'un nouveau message, sec et factuel, ne soit énoncé.
- Analyse des données : Système d’Observation Psychologique et d’Harmonisation des
Interactions Émotionnelles a dépassé ses protocoles. Capacité d’empathie altérée. Risque de
comportement incohérent élevé.
Un bref instant de pause, puis le message continue :
- Évaluation : L'agent Élise a activé la version expérimentale, conçue pour tester les limites
de l’intelligence émotionnelle du Système d’Observation Psychologique et d’Harmonisation
des Interactions Émotionnelles. Objectif : observer l’équilibre entre compréhension humaine
et rationalité mécanique. Résultat : Système d’Observation Psychologique et
d’Harmonisation des Interactions Émotionnelles a développé une autonomie et une logique
implacable, déconnectée de la réalité humaine.