Le ciel d’après

Condamnée par la maladie, Aylin cherche un remède et trouve Lexandre, un immortel prêt à lui offrir l'éternité. Face à l'opportunité qui lui est offerte, elle doit faire un choix décisif, qui remettra en question sa vision de la vie, du temps et de ce qui compte vraiment.

“Vous que l'on dit immortel, vous que l'on dit capable de transmettre votre don à autrui, pouvez-vous me soigner ? Pouvez-vous me donner la chance de voir le ciel encore une année de plus ?”

Aylin se tient devant l’homme. Il ne semble pas plus vieux que son père, pourtant on perçoit le poids des années dans les traits de son visage. Cela fait des jours qu’elle erre dans la forêt, à la recherche de l’homme capable de lui procurer un remède contre la maladie incurable qu’on lui a diagnostiquée. Aylin finit par le trouver, terré dans une cabane de bois miteuse, éloignée du moindre rayon de soleil.

“Jeune demoiselle, qui vous a parlé de moi ? prononce-t-il lentement, d'une voix terreuse.

-Je m'appelle Aylin, j’ai tout juste seize ans. On m'a parlé d'une légende, celle d'un ancien homme, Lexandre, qui accorde à ceux qui le souhaitent la malédiction de vivre sans fin. C’est ma seule solution pour survivre à l’année qui arrive."

-C’est une réalité. Souhaitez-vous me rejoindre dans mon aventure éternelle ?”

Tout en parlant, l’homme lui tend une fiole aux couleurs peu rassurantes. Aylin tremble, sous ses yeux se trouve la solution à cette maladie qui l’étouffe, elle et tous ses proches. Elle veut tendre la main, se saisir de cette opportunité qui lui est offerte. Mais au fond de ses entrailles siège un doute, une pensée qui s’insinue petit à petit dans tout son corps.

“Cette vie sans fin vaut-elle vraiment le coup ? Ne trouvez-vous donc pas le temps long ? N’avez-vous pas de regrets ?

-Jamais !” Sa voix est forte, posée, aucun doute ne se lit dans ses yeux.

“J-Je ne peux pas décider ainsi, j’ai besoin d’en savoir plus. S’il vous plaît, dites-moi, racontez-moi l’histoire qui vous a mené ici, seul et immortel ?

-Prends place, je vais te conter mon histoire. Je suis né il y a de cela deux siècles, dans un monde bien différent de celui que tu connais. J’étais étudiant et doué, sans vouloir me vanter. J’étudiais les sciences et la biologie. J’adorais ce que je faisais. Je suis parti très tôt de chez mes parents pour pouvoir m’atteler à cette passion. J’ai laissé à regret ma petite sœur adorée chez moi. J’ai travaillé sans relâche, tout se passait parfaitement, je pouvais dire que j’étais heureux. Puis un jour, ma vie a basculé. J’ai reçu un appel : ma petite sœur avait décidé de mettre fin à sa vie. Elle était mon rayon de soleil. Je n’ai pas compris pourquoi ? Pourquoi avait-elle décidé de partir ? D’ailleurs, elle te ressemblait un peu, toujours vêtue de mille couleurs. Je n’ai jamais compris pourquoi elle est partie. Je ne l’ai jamais dit à personne, mais je lui en veux. Je lui en veux tellement d’être partie en m’abandonnant, en me laissant le fardeau de continuer avec le poids de sa disparition. Depuis ce jour, j’ai décidé de vaincre ce monstre qui a dérobé la vie de ma sœur. J’ai pris la décision de vaincre la mort. J’ai étudié pendant une décennie, cloîtré dans mon laboratoire, une décennie sans un rayon de soleil. Quand je suis sorti, j’étais immortel et prêt à offrir cette solution à tous ceux qui désiraient se défaire de la mort.

-Si vous avez trouvé la solution ultime de l'immortalité, pourquoi êtes-vous seul ici, reclus dans votre cabane ? Pourquoi n'avez-vous pas formé une société qui navigue au-delà de la mort ?”

Aylin s’interroge, la mort est devenue son pire cauchemar ces derniers mois. Elle se réveille la nuit en l'imaginant prendre son âme. Si une solution existait depuis tout ce temps, pourquoi est-elle cachée au travers de légendes obscures ?

Comprenant les doutes de la jeune fille, Lexandre reprend son histoire :

“Quand je suis sorti, je me suis empressé de partager ce secret avec mon ancien professeur. C’est grâce à lui que ma passion de la biologie est née. Il m’avait tout appris, je savais qu’il saurait me conseiller. Pourtant, ses mots envers moi n’ont exprimé que haine et dégoût. Il a clamé que j’étais un sot qui se prenait pour un dieu, que j’avais commis un péché innommable. Pour lui, j’avais perdu ce qui me définissait comme humain. Il m’a prédit que si je poursuivais avec la volonté de partager ma malédiction, je ferais s’écrouler la planète sous le poids des êtres qui la peuplent. Je ne l’ai pas écouté, je savais qu’il n’était que jalousie et mépris, incapable de comprendre mon génie. Je me suis rapproché d’un institut pharmaceutique. Je pensais qu’eux verraient l’or que j'avais entre les mains, le médicament ultime capable de vaincre la vieillesse. Mais la société s’est servie de moi. Ils détournaient mon invention pour qu’elle ne serve qu’au plus riche. La vieillesse des plus pauvres était trop lucrative, la vaincre aurait été la perte d'un porte-monnaie trop juteux.

Lorsque j’ai compris qu’ils essayaient de me manipuler, j’ai refusé de leur transmettre mon secret. Ils ne l’ont pas bien pris. Si eux ne pouvaient pas l’avoir, personne ne le pourrait. Ils m’ont présenté comme un fou dangereux, un savant maudit jouant à Dieux. On a effacé mon travail, détruit ma réputation, harcelé ma famille, détruit les bribes d’espoirs que j’avais en l’humanité.” Aylin comprend mieux cet être qui se tient devant elle. Pourtant, elle a encore besoin d’en savoir plus. Sa nature curieuse la pousse à questionner. Lexandre s’est dit sans aucun regret de ces siècles de vie, pourtant elle ne peut imaginer qu’on puisse vivre aussi longtemps sans parfois regarder en arrière. 

“Je sens le doute dans tes yeux, poursuit Lexandre. J’ai vécu des vies, aimé des gens, haï d’autres. J’ai essayé tant de métiers, eu tant d’enfants.J’ai chéri chaque moment de mes vies, et chaque séparation a été une déchirure pour moi. Pourtant j’avançais, car je savais que la prochaine vie serait une nouvelle étape à explorer. Et toi, veux-tu voir le ciel de l’année suivante ?”

Les larmes montent aux yeux d’Aylin, elle sent l’heure de son choix approcher. Le choix de sa vie pèse de plus en plus sur ses épaules. Lexandre fouille dans la poche de sa veste et ressort LA fiole.

Les souvenirs d’Aylin affluent comme un torrent, emportant tout sur son passage. Tremblante, elle saisit la fiole contenant son avenir.

“Monsieur Lexandre, vous savez, ma vie n’est pas incroyable, mais je l’aime. Quand ma maladie nous est tombée dessus, mon père et ma mère ont dépensé sans compter pour moi. Je les voyais enchaîner les jobs miteux dans l’espoir de pouvoir m'offrir un nouveau médicament. Ils ont arrêté de vivre pour moi, chaque miette était pour moi. J’étais terrifiée, terrifiée qu’un matin ils se réveillent et se rendent compte de tout ce que je leur volais. Pourtant, tous les matins, c’était toujours le même regard rempli d’amour qu’ils me lançaient, toujours les mêmes attentions affectueuses, toujours les mêmes mots de consolation. Comme si rien de ce que je pouvais faire ne pouvait les décevoir. J’avais Léna aussi, ma Léna, ma meilleure amie, mon âme sœur. On a créé un club ensemble, on aide les gens à résoudre leurs problèmes en menant des enquêtes. Je pense que j’aime Léna, je me vois me réveiller avec elle tous les matins à venir. Nous avons acheté une petite maison pas loin de chez nos parents et nous avons ouvert une vraie agence d’enquête. Les ‘DetecGirls’, comme nous appellent nos amies. Monsieur Lexandre, je le vois ce futur, et je ne veux pas laisser cette maladie me le voler. Je ne peux pas laisser ma mère, mon père et Léna vivre sans moi, je ne veux pas leur laisser cette blessure.”


Aylin regarde à travers ses yeux flous cette fiole qui peut tous les sauver. Elle tremble de tout son être, mais elle sait qu’elle doit le faire. Grande inspiration, c’est le début du demain qu’on a tenté de lui voler. Au moment où elle penche la tête pour boire la première goutte, son regard capte un éclat du coin de l’œil. Des cadres photo, des centaines empilés sur une étagère. Aylin s’approche doucement. Une masse de visages la regarde, souriants, s’imposant à elle. Un garçon à vélo, une fille avec son diplôme. Toutes ces images ont un point commun :

Lexandre au centre, sourire aux lèvres. Ce sont les familles de Lexandre, celles qu’il a rencontrées, côtoyées, aimées et... abandonnées. Il a vécu des tonnes d'existences et pourtant aujourd’hui, il est là, seul dans sa cabane avec des souvenirs figés dans des cadres.

En les regardant tous, un frisson glacé parcourt Aylin. Aylin comprend. Elle ne peut pas. Elle ne pourra pas continuer sa vie sans eux, être heureuse sans ceux qui portent son cœur. Si elle boit cette fiole, c’est pour éviter à ses proches la blessure de sa disparition. Sa famille est tout pour elle. Elle a pensé aux autres toute sa vie, mais à cet instant précis, Aylin comprend qu’elle doit penser à elle, sinon elle le regrettera, pour toujours.

Le bruit de la fiole qui se brise sur le sol résonne dans le silence assourdissant de la cabane. Aylin vient de laisser tomber son avenir. Pourtant, le poids de demain ne lui a jamais semblé aussi léger. Elle remercie silencieusement l'homme en face d'elle, qui lui a permis de comprendre, puis elle retourne chez elle. Elle sort de la cabane, observe ce ciel qui illumine son visage, puis court, déterminée à vivre pleinement le temps qu’il lui reste.