Un bruit sourd. Une douleur lancinante dans le crâne. Victoria ouvre les yeux. Une lumière jaunâtre clignote au plafond. Une odeur d’humidité et de renfermé. Où est-elle ?
— Victoria ? Il faut que tu te réveilles ! chuchote Margot. Je ne comprends pas où on est, et cette porte ne veut pas s’ouvrir…
Victoria émerge doucement, comme si elle sortait d’un sommeil de dix ans. Son regard se pose sur la fille devant elle, appuyée de tout son poids sur une porte en fer, cherchant désespérément un moyen de l’ouvrir.
Cette fille, elle la reconnaît, mais tout est flou dans sa tête.
— Ah, tu t’es enfin réveillée ! Victoria, il faut qu’on sorte. J’entends des bruits derrière la porte, je pense qu’on peut nous aider, ça doit être une erreur.
Elle tambourine à la porte et supplie qu’on les laisse sortir. Quant à Victoria, elle observe la pièce dans laquelle elles se trouvent. Des étagères croulent sous les boîtes de conserve et les bouteilles d’eau. Des repas lyophilisés en tout genre s’alignent maladroitement en un rang à peu près droit…
Victoria est allongée sur un fin matelas à moitié taché. Il sent la poussière, comme s’il était resté dans un coin pendant des années avant qu’on ne s’en serve.
Un cliquetis.
Le verrou bouge. Le mécanisme s’enclenche dans un grincement sourd.
La porte blindée s’ouvre lentement.
Une ombre s’immisce dans la pièce d’un pas lourd.
Puis une respiration rauque.
Et une voix grave, presque posée :
— Enfin réveillées…
Soudain, un silence. Les filles reculent d’un pas.
Il s’agit d’un homme d’une cinquantaine d’années. Il est grand et un peu grisonnant, mais semble venir d’un autre temps. Tous ses vêtements sont trop grands, usés et tachés.
Il leur adresse un demi-sourire.
— Ça va ? Pas trop patraque ?
— Mais où est-ce qu’on est ? Et qui êtes-vous ? interroge Margot, méfiante.
L’homme s’attend à cette question. Il hoche la tête.
— Je suis désolé pour vous, mais il n’y a plus rien dehors. Tout ce que vous connaissiez a disparu.
— Comment ça, disparu ? souffle nerveusement Victoria.
— L’IA. Elle a pris le contrôle. L’armée a perdu le combat dès les premières heures. Les robots n’étaient pas faits pour penser… mais ils ont appris. Il ne reste rien, en surface. Rien d’humain, en tout cas. Ils vous traquent, vous pistent, grâce à votre empreinte thermique.
Il s’assoit dans ce qui semble être un canapé de fortune. Le seul bruit qui résonne est celui de la cage d’aération.
Victoria cherche des réponses dans le regard de Margot, mais la jeune femme est figée.
L’homme hésite un instant, puis, baissant la voix :
— J’ai voulu sauver ma femme et mon fils. Ils devaient venir ici avec moi, mais quand je suis arrivé à la ferme, il était déjà trop tard…
Il s’interrompt un instant, la gorge serrée. Puis, après un lourd silence, il reprend :
— Je vous ai retrouvées inconscientes près de la clôture de ma ferme, avec toutes vos affaires. Ils avaient dû faire le premier passage : le conditionnement. Certainement pour vous faire perdre la mémoire, vous rendre dociles… et vous éliminer. Vous étiez mal en point, alors j’ai décidé de vous amener ici.
Margot fronce les sourcils. Elle semble complètement sonnée.
— J-Je ne comprends rien… Je ne me souviens de rien… On était seulement en train de marcher. Ça n’a pas de sens. Il n’y avait pas de guerre.
— Je suis conscient que vous puissiez être déboussolées, je vais vous montrer. Venez.
— Je m'appelle Lee Miller. J’ai construit ce bunker il y a quelques années. J’ai senti tout ça arriver, mais personne ne voulait le voir. J’ai essayé de prévenir, mais tout le monde me prenait pour un fou, un complotiste.
Il tapote sa tempe, un sourire crispé aux lèvres.
Victoria sent un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale.
Quelque chose ne tourne pas rond.
Elle se redresse, une sensation désagréable lui nouant l’estomac.
— Pourquoi nous ? Il y a d'autres survivants, non ? D’autres bunkers ?
Lee les observe un instant, puis secoue la tête.
— Non. Vous êtes les dernières. En tant qu’ancien scientifique, j’avais les compétences pour mettre en place un bouclier thermique spécifique. J’ai développé ça dans ma ferme, en haut.
Un frisson parcourt le dos de Victoria. Elle se lève, trop nerveuse pour rester assise plus longtemps.
— Comment vous savez tout ça ? Vous êtes seul ici. Et vous aviez tout prévu ?
Lee les fixe, un éclat étrange dans les yeux.
— Je me suis préparé. J’avais des connaissances, des années de recherche. Tout ça nous envahissait petit à petit : les téléphones, internet, des centaines de milliers de robots partout. De nos cuisines à notre armée. Il fallait s’y attendre.
Il se lève et attrape une radio posée sur une étagère. En la posant, un nuage de poussière s’élève dans la pièce.
Il allume la radio et calibre la fréquence. Un grésillement. Puis une voix, entrecoupée de parasites :
— NE SORTEZ PAS… CE N’EST PAS UN EXERCICE… ILS ONT PRIS LE CONTRÔLE… NE VOUS FIEZ…
Il coupe net la radio et la place sur le comptoir derrière lui.
— Ce message ne fait qu'énoncer une seule vérité : tout était là depuis le début, et j’étais un des seuls à m’en rendre compte. Ce message a été diffusé depuis le commencement de l’attaque des IA. C’est le seul signal humain qui continue d’exister, mais il n’y a plus personne derrière.
Victoria fronce les sourcils. Un sentiment de danger l’envahit soudainement.
— Et pourquoi on vous croirait ? continue à questionner Margot, la voix faible.
Lee la fixe intensément, un sourire qui se veut rassurant, mais qui ne l’est pas du tout.
— Parce que vous n’avez pas le choix, mesdemoiselles. Dehors, il n’y a plus rien. La seule chose que vous trouverez, ce sont ces androïdes se faisant passer pour des humains, des villes ruinées et plus aucun survivant. JE vous ai sauvées.
Il désigne la porte du bunker.
— Franchissez donc cette porte et partez, je ne vous retiens pas ici ! Mais sachez que je ne pourrai plus vous aider une fois dehors. Ce sera définitif. Vous savez, je suis autant coincé que vous ici. La seule différence, c’est que moi, j’ai choisi de rester, je m’y suis préparé. Alors oui, ce n’est pas parfait, je le reconnais, mais tout ce que je peux vous offrir, c’est la sécurité.
Il se lève et part dans la cuisine, laissant un silence lourd et pesant derrière lui. Les deux filles s’observent, cherchant encore des réponses là où il n’y en a plus.
La porte du bunker semble soudainement bien plus menaçante que tout ce qu’il peut dire. Déverrouillée, elle laisse la liberté de partir.
Margot s’approche lentement de Victoria, chuchotant d’une voix tremblante.
Victoria observe Lee dans la pièce d’à côté. Quelque chose de profondément dérangeant émane de lui, mais elle sent aussi que leur fuite les exposerait à un danger qu’elles ne comprennent pas encore. Lee n’est pas celui qu’il prétend être. Il a l’air d’un homme brisé, hanté par ses propres choix, et pourtant… il est leur seul lien avec la sécurité, aussi imparfaite soit-elle.
Margot hésite.
— Et si tout ce qu’il disait était vrai ? souffle-t-elle. Et si on sortait et que le monde était vraiment… fini ? Victoria, je n’ai pas envie de mourir.
Finalement, après ce qui semble être une éternité, Margot parle, presque à contrecœur.
— On reste. Pour l’instant… On reste.
Victoria observe le confort étrange du bunker, les photos qui semblent si normales, comme si la vie avait continué ici alors que le monde est supposé avoir sombré. Un frisson lui parcourt l’échine. Elle a l’impression de voir un décor trop bien préparé, trop calculé pour être réel.
— Et s’il nous piégeait ? dit-elle enfin, brisant le silence lourd. Et si la radio n’était qu’un enregistrement, et que les journaux étaient des faux ? Si tout ça n’était qu’une mise en scène ?
Des murmures lointains, des voix d'outre-tombe. Il n'y a aucune certitude. Chaque mot de Lee, chaque regard qu'elles échangent, augmente la pression, les tire dans un tourbillon de doute.
Victoria fixe la porte du bunker. Et si le monde extérieur est bien celui qu'il a décrit ? Et si tout ce qu’il leur a dit est vrai, et qu’elles sont les dernières à pouvoir survivre ?
C’est la question qui les ronge. Et à cet instant précis, il n’y a plus de bonne réponse. Seulement des choix, et des conséquences à affronter.
— On reste… je n’ai pas oublié ce qu’il a dit, murmure Victoria, la voix tremblante. Si on sort, il ne pourra plus rien faire pour nous.
Un long silence s'ensuit. Puis, à travers la lourde porte du bunker, un bruit sourd résonne dans le couloir. L’interphone du bunker s’allume, et une voix, faible et désespérée, s’élève dans la pièce.
— Laissez-moi entrer, par pitié ! Aidez-moi !
Cette voix a tout d’une voix humaine.